De fil en aiguille… sortez masqués

Alors que la confection de masques prend soudain une dimension vitale pour l’avenir du pays, beaucoup se lancent dans une fabrication frénétique, provoquant des ruptures de stock sur les élastiques et un décret du 23 avril 2020 de réouverture immédiate des magasins de textiles, tissus et autres merceries.

Mais se pose alors la question toute simple du savoir-faire qui pourrait permettre à chaque foyer de subvenir de manière autonome à un besoin devenu d’autant plus nécessaire que son caractère non obligatoire n’est lié qu’à une inavouable situation de pénurie.

Au moment où on se rend compte des problèmes que pose l’abandon de la fabrication de produits du quotidien que la mondialisation nous permet (ou permettait ?) d’obtenir ailleurs à bien moindre coût, on peut se demander comment des tâches essentielles à la vie courante étaient assurées avant le développement de la société de consommation.

C’est ainsi qu’on trouvera ci-dessous un regard historique très synthétique et sans nostalgie sur les avatars de la couture, une compétence souvent féminine qui était devenue après la Révolution l’une des missions de l’Ecole de la République et qui est tombée en désuétude dans les années 1960.
A titre d’illustration, on verra la trace à la fin du XIXème siècle, des efforts faits pour assurer à toutes les filles l’enseignement des travaux à l’aiguille dans les écoles primaires de deux petites communes des vallées d’Oueil et de Larboust, au cœur des Pyrénées.

La couture, une épreuve pratique du certificat d’études primaires

Créé en 1866 avec cinq épreuves orales et trois épreuves écrites dont la célèbre dictée, le certificat d’études primaires s’était enrichi en 1897 d’une épreuve pratique d’une durée de 50 minutes : couture pour les filles et dessin ou agriculture pour les garçons.
Pour préparer cet examen emblématique de l’enseignement primaire, dans les classes de fin d’études, les filles de 11 ans à 14 ans bénéficiaient donc d’un enseignement qui n’avait pas de visée professionnelle mais concernait les usages familiaux de la coupe, de la couture, du raccommodage, de la marque, du tricot et du tissage selon la terminologie utilisée dans les instructions officielles de 1945.

Bien que le certificat d’études n’ait été officiellement supprimé qu’en 1989, les classes de fin d’études vont rapidement disparaître après 1959 avec l’allongement de la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans et la mise en place du collège pour tous en 1975. Ainsi les dernières générations de couturières familiales seront formées à l’école primaire au début des années 60, peu avant que le modèle de la femme au foyer soit radicalement remis en cause lors les événements de 1968 !

Les épreuves de couture au Certificat d’Etudes Primaires Elémentaires en 1984
Recueil de 72 examens complets publié par G. Mirande aux Editions du Champ-de-Mars 09700 Saverdun.
Pierre Jouve, qui a été instituteur puis conseiller pédagogique dans la circonscription d’Yssingeaux en Haute-Loire se souvient que « chaque année, un instituteur, G. Mirande, collectait les sujets des circonscriptions qui voulaient bien les lui envoyer et les réunissait en deux recueils (livre de l’élève + livre du maître), pas très chers et très pratiques. Aussi dans les classes uniques, ces recueils de l’élève étaient très utilisés car offrant une vaste panoplie des épreuves et des sujets donnés en toutes matières. »
Concernant les sujets donnés en 1984, seuls la moitié d’entre eux proposent une épreuve de couture. Il s’agit le plus souvent d’un ourlet et de l’utilisation d’un point de couture ou de broderie : point de chaînette, point de croix, point de tige, point de chausson, point de piqûre, point de côté, point de feston…
Parfois la tâche se limite à rattacher deux morceaux de tissu ou à repriser un drap. D’autres nécessitent sans doute un savoir-faire plus élaboré comme pour la confection d’une bride ou d’une boutonnière (cliquer sur le recueil).

En Savoie, le pli creux… base de la fabrication de masques en 2020 !
Les travaux à l’aiguille dans les écoles primaires au XIXème siècle

Alors que la Révolution avait d’abord souhaité que les garçons et les filles soient élevés en commun dans les écoles de la République (discours de Robespierre à la Convention le 13 juillet 1793), Lakanal avait établi dès 1794 le principe d’une école primaire divisée en deux sections où les garçons sont confiés à un instituteur et les filles à une institutrice. Il avait aussi défini le programme d’instruction des filles : les filles apprendront à lire, à écrire, à compter et les éléments de la morale républicaine. Elles seront formées aux travaux manuels des différentes espèces utiles et communes.
Une ordonnance royale de 1836 confirmera le programme de l’instruction primaire élémentaire dans les écoles de filles : l’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments du calcul, les éléments de la langue française, le chant, les travaux à l’aiguille et les éléments du dessin linéaire.
L’interdiction de réunir filles et garçons constituera pendant longtemps un obstacle majeur à la scolarisation des filles car la loi Guizot de 1833 n’avait rendu obligatoire que la création d’écoles de garçons dans les communes de 500 habitants. Il faudra attendre la loi Falloux de 1850 pour que soit fixée à 800 habitants l’obligation de créer une école de filles, et que soit enfin reconnue « en fonction des circonstances la possibilité d’établir des écoles primaires mixtes ».
Mais la plupart de ces écoles mixtes étant dirigées par des instituteurs, elles sont restées peu attractives pour les filles, raison pour laquelle la loi Duruy de 1867 a prévu que « dans toute école mixte tenue par un instituteur, une femme nommée par le préfet, sur la proposition du maire, est chargée de diriger les travaux à l’aiguille des filles ».
Une circulaire conseillait même que le choix se porte « sur la femme, la fille ou la sœur de l’instituteur, si toutefois elle est en mesure de donner de bonnes leçons aux enfants », mais ces dispositions resteront peu appliquées tant que l’enseignement ne sera pas devenu obligatoire par la loi Jules Ferry du 28 mars 1882.

La direction des travaux à l’aiguille en vallée d’Oueil et de Larboust

Alors qu’une école mixte fonctionnait en 1886 dans chacune des vingt communes des vallées d’Oueil et de Larboust, trois seulement étaient tenues par des institutrices et la question de l’enseignement des travaux à l’aiguille se posait donc dans toutes les autres écoles comme on peut le constater dans les délibérations des conseils municipaux.  

Benqué Dessus-Dessous – Délibération du 18 novembre 1886
Monsieur le Maire expose que l’article 1er de la loi du 10 avril 1867 dispose que dans toute école mixte tenue par un instituteur une femme est désignée pour diriger les travaux à l’aiguille des filles.
Bien que le nombre de filles qui fréquentent l’école mixte dirigée par M. l’Instituteur soit très élevé, il n’a pas été possible jusqu’à ce jour de faire une présentation  pour la direction des travaux manuels à l’école, ne se trouvant pas dans la commune de femme remplissant les conditions voulues pour une bonne direction des travaux à l’aiguille.
Actuellement cet abus doit cesser et je suis heureux de pouvoir solliciter de la part de M. le Préfet la nomination de Madame Mouné Jeanne Catherine née Redonnet, femme de l’instituteur actuel qui remplit toutes les conditions prescrites.

Oô – Délibération du Conseil municipal du 10 novembre 1892
Sur la réclamation collective faite par les pères de famille intéressés, M. le Président signale au Conseil l’opportunité de créer dans la commune d’Oô un emploi de directrice des travaux à l’aiguille, mesure qui aurait pour résultat de combler une lacune regrettable et de provoquer une fréquentation plus régulière de l’école.
Le Conseil, considérant que toute école mixte doit avoir pour principe et pour but d’assurer avec une égale impartialité l’instruction des enfants des deux sexes, qu’il existe dans la commune des enfants du sexe féminin réunissant les conditions d’âge voulues pour être admis à l’école, considérant que le vœu général, exprimé par la population locale, tend à faire recevoir aux enfants de l’autre sexe les premiers éléments de couture simultanément avec ceux de lecture, d’écriture et de calcul comme étant plus pratiques que ces derniers et plus appropriés aux nécessités de la position de fortune des familles,
Délibère : il sera créé dans la commune d’Oô… un emploi de directrice des travaux à l’aiguille et Madame Condesse Hortense… est présentée à l’agrément de M. l’Inspecteur d’Académie en vue d’être désignée pour occuper cet emploi…

            La lecture de ces deux délibérations traduit bien les enjeux d’un enseignement pratique qui, malgré l’obligation scolaire, était considéré comme un argument essentiel pour convaincre les parents de l’intérêt de la scolarisation des filles, en particulier dans un milieu rural modeste où l’importance de l’école se mesurait aussi à l’aune de considérations utilitaristes.
            D’ailleurs les objectifs fixés par les programmes de 1882 précisaient que ces « exercices du corps  devaient préparer, et prédisposer, en quelque sorte, les filles aux soins du ménage et aux ouvrages de femmes ». Ils devaient permettre également de « faire comprendre aux jeunes filles  l’importance du travail manuel, de leur en donner l’habitude et de le leur faire aimer ».

La morale de l’histoire… pour le jour d’après

Parce que toute histoire doit se terminer par une morale, en d’autres temps on aurait sans doute conclu sur des considérations sexistes et sociales, sur la conception du rôle de la femme au service de l’homme comme sur l’asservissement du peuple à des tâches manuelles.

Mais aujourd’hui, avec le réchauffement climatique et les conséquences incalculables du coronavirus, cette petite histoire pourrait avoir une toute autre signification… Elle nous rappelle en effet que notre société, qui se dit développée, est passée en à peine plus d’un siècle d’une vie autonome en quasi autarcie à un modèle où chacun de nos gestes élémentaires est prétexte à consommer des produits fabriqués dans un ailleurs aussi lointain qu’inconnu et dans des conditions totalement incompatibles avec un développement durable, sans même parler du respect de droits fondamentaux auxquels nous nous disons très attachés.
On a longtemps cru qu’il s’agissait là d’un progrès irréversible car nous pouvions sans trop mauvaise conscience faire semblant d’en ignorer les effets négatifs. Mais le jour d’après, lorsque les masques seront tombés…, on va faire comment ?